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    Le temps qu'elle comptait, qu'elle racontait, était précieux. Alors l'adolescent se leva et s'habilla rapidement. Devant le miroir, il passa un pantalon noir sur ses longues jambes, et puis il boutonna une chemise bleue cobalt, qui faisait ressortir sa peau pâle. Il vérifia ce matin, comme tout les matins depuis si longtemps déjà, que l'aiguille des minutes ou celle des heures n'avait pas bougé. Et effectivement, elles ne s'étaient pas décalée d'un pouce. Il les regardait tranquillement, mais avec tellement d'attention. Même les yeux fermés, il aurait pu les dessiner, leur place exacte sur sa poitrine, leur couleur, leur reflet. 

     Mais il n’espérait pas. D'ailleurs, il n'avait jamais espéré quoi que ce soit. En fait, il avait passé les huit premières années de sa vie sans le moindre sentiment. L'enfant qu'il avait été, puis l'adolescent qu'il était devenu semblait issu d'une autre temporalité. Très calme, il pouvait rester assis plusieurs heures à fixer le ciel, sans un mot. Personne n'avait jamais su ce qu'il y voyait, mais ses yeux semblaient un peu plus doux dans ces moments-là. Le reste du temps, il était plat, comme écrasé par la vie, il était vide, comme gelé par le froid. Et il ne pouvait concevoir qu'il en soit autrement. Anthony était intelligent, sans aucun doute, et d'un naturel sage, et serviable. Il savait se fondre dans la masse, se glisser parmi les autres. Il avait le plus grand des respects pour ceux qui l'entouraient, et il apprenait sans cesse en les observant, en les imitant. De cette façon, tel un caméléon, il s'adaptait à toutes les situations comme s'il les avait toujours vécues. C'est ainsi qu'il laissa retentir son rire pour la première fois à l'âge de sept ans. C'était un son doux et cristallin, mais impersonnel et un peu froid, sans aucune trace de bonheur, ou même d'amusement. Et, ayant désormais atteint l'âge de seize ans, il n'avait jamais versé une seule larme. Ses sourires étaient les esclaves de son éducation, sa vie un tableau sans couleur, son cœur un cahier sans mot.


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    Elle se promenait dans sa robe bleue et légère comme un nuage. Le vent du Nord agitait doucement une cascade de cheveux qui tombaient sur des hanches bien pleines. Anthony tendit la main vers elle en l'appelant, mais elle s'éloignait sans se retourner, sans même sembler l'entendre. Tout en elle était céleste : un peu ronde, elle paraissait flotter dans un ciel bien trop grand pour elle, et sa beauté était pâle et lumineuse comme celle des étoiles. Le jeune garçon n'aurait su dire s'il pleuvait ou si le soleil illuminait le monde, et quand bien même la gravité se serait inversée, il ne l'aurait pas remarqué tant son être tout entier était tournée vers elle, oiseau de douceur, ange de lumière, jeune fille qui marchait avec une telle grâce qu'elle paraissait danser, voler. 

     Il reprit un peu de terrain sur elle, et faillit l'attraper. Chaque pas qui le rapprochait d'elle, chaque centimètre disparu entre eux donnait un sens nouveau à  l'univers tout entier. Il était convaincu qu'elle pouvait sentir son souffle chaud près de sa nuque claire, rehaussée par le fermoir d'or d'une gourmette fine. Et soudain, alors qu'il était enfin assez près pour effleurer son poignet...

     Il se réveilla.

     Tic tac, tic tac... Il soupira, écoutant ce bruit familier depuis huit ans. Allongé dans son lit, sans bouger, il contemplait le plafond de ses yeux vides, tic tac, huit ans de ce bruit, sans interruption. Huit ans que le noir de ses nuits d'antan avaient été remplacé par ce même rêve ou jamais il ne parvenait à attraper la jeune fille, Emy. Huit ans qu'il désespérait chaque nuit de la revoir. De lui parler peut-être, à elle, celle qui avait permis à son cœur de fonctionner. Littéralement. Car à la place de cette organe vital, Anthony n'avait qu'une horloge de bois, une horloge magnifique, sculptée et peinte, ornée de trois aiguilles. Une seule bougeait : celle des secondes. Tic tac. Mise en mouvement huit ans plus tôt par une rencontre inattendue, elle continuait sa course vaine sur le cadran.


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