• Elle aurait voulu tourner la page, le faire rire à nouveau. Mais elle ne pouvait pas. Parce que, même s'il ressentait, il n'avait pas compris l'essentiel, et ça, il ne pourrait pas l'apprendre tout seul.

    -Ressentir, ce n'est pas toujours agréable tu sais. Il y a plus que de la joie et de l'amour. Tes sentiments peuvent te détruire, te mettre à terre, te donner envie de mourir, te briser parfois.

    -Pourquoi prendre le risque, alors ?

    -Parce que tu ne peux pas avoir que le positif. Alors si tu ne prends pas le risque, tu n'auras rien du tout. Juste une demi vie. Et tu ne sauras même pas pourquoi elle ne vaut pas vraiment la peine d'être vécue. Tu sais, tout ça n'est qu'un immense pari. Est-ce que le bonheur sera plus puissant que la peine ? Est-ce que l'amour dépassera la haine ?  Est-ce que tout ça en vaut la peine, est-ce que la tentation de gagner mérite qu'on prenne le risque de perdre ? Tu peux choisir si tu as envie de jouer ou pas.

    -Mais toi, tu n'as jamais eu le choix. Est-ce que tu le regrettes ? Est-ce que tu aurais voulu tout arrêter et ne plus rien ressentir ?

     Emy avait connu le deuil deux fois, et la tristesse des centaines. Elle savait qu'elle était cassée, brisée en milliards de morceaux et que jamais, jamais elle ne pourrait réparer ou reconstruire les parties d'elles qui étaient encore abîmées. Et pourtant, elle n'hésita pas un instant, pas une seule seconde.

    -Non. 

    -Alors apprends moi.

     Un gémissement s'échappa de ses lèvres, se muant peu à peu en hurlement. Son horloge lui faisait terriblement mal, la douleur la plus violente qu'il aie jamais connu s'empara de son être. Il tremblait de tout son corps, au bord du malaise, incapable d'en supporter autant. Une âcreté s'était installée dans sa gorge et son estomac, et par instinct, il sut que c'était de la peur qui l'envahissait et le paralysait. Lentement, la souffrance et la terreur refluèrent, mais il était toujours incapable du moindre mouvement. Emy déboutonna rapidement sa chemise, pour observer l'aiguille des heures qui avait légèrement, presque imperceptiblement, et qui pourtant avait bel et bien bougé. Elle ne la toucha pas, se contentant de le rhabiller alors que lui recouvrait peu à peu ses moyens. L'adolescent se leva difficilement tandis que le crépuscule arrivait. Les dernières lueurs du jour s'attardaient, s'entremêlant aux premières ombres nocturnes, et se reflétaient dans ses yeux verts. Ils rentrèrent en silence, n'osant pas formuler les pensées qui traversaient leur esprit. Pourquoi avait-il eu mal cette fois ? Que se passerait-il quand l'horloge aurait fait un tour complet ?


    votre commentaire
  • Et elle aussi se permit de s'ouvrir et de parler d'elle. De sa vie parfaite dans une famille aimante. Elle avait été la prunelle des yeux de ses parents, leur petite princesse. L'école avait été pour elle une partie de plaisir, son caractère léger et franc lui ayant permis de se faire des amis partout sans être mêlée aux disputes qui parcourraient la cour de récré. Le bonheur avait duré jusqu'au décès de sa mère. Le monde s'était effondré autour d'elle, et la gentille petite fille était devenue une adolescente froide et aigrie, toujours en colère. Elle ne voulait plus s'attacher à personne, ne plus aimer. Même son père n'arrivait plus à la faire sourire ou à la convaincre de passer de temps avec lui. Il avait pourtant continué ses efforts, jusqu'au jour d'été où il perdit la vie, lui aussi. Emy n'eut pas la force de se rendre à l'enterrement, ni même de bouger, jusqu'à ce que finalement, elle soit envoyée chez sa tante. L'adulte refusa immédiatement de s'attacher à l'enfant, qui pourtant avait à ce moment besoin d'affection et de soutien. Quelques semaines plus tard, Emy fugua, et décida d'aller rendre un dernier hommage à ses parents. C'est à ce moment qu'elle retrouva le garçon dont elle avait bouleversé la vie.

     Après avoir raconté son histoire, une larme perla au coin de ses grands yeux gris. Quant à Anthony, son cœur était serré par une tristesse qui n'était pas vraiment la sienne, et qui cependant se lisait ouvertement sur tout son visage.

    -C'est de l'empathie, chuchota-t-elle en réponse à la question muette.

    -De l'empathie ?

    -Tu partage l'émotion des autres, et c'est ce qui te permet de les comprendre, de te mettre à leur place. C'est le sentiment qui te rend le plus humain.

    -Emy... Emy ça brûle... Je veux que ça s'arrête...

     

     Elle trouva en elle même la force de dépasser son abattement pour le prendre dans ses bras et força un petit sourire, le berça jusqu'à ce qu'il aille mieux. Elle aurait voulu tourner la page, le faire rire à nouveau. Mais elle ne pouvait pas. Parce que, même s'il ressentait, il n'avait pas compris l'essentiel, et ça, il ne pourrait pas l'apprendre tout seul.


    votre commentaire
  • -Tu sais pourquoi je réagis comme ça ? Tu n'as pas pleuré toi.

    -Tes sentiments sont tout nouveaux, et très fort. Tu réagis plus violemment que ce que j'avais imaginé. On devrait aller ailleurs, dans un endroit plus calme.

     Le jeune homme ne réfléchit pas un seul instant, et désigna du doigt une toute petite colline qui s'élevait derrière le village. Il prit ensuite la main d'Emy et l'entraîna en silence. Un lien se créait sans les mots, dans quelque chose de plus profond et plus intime qui ne pouvait exister qu'entre eux, que dans le mouvement et l'harmonie qu'ils s'apportaient mutuellement. Au même rythme, leur respiration toujours à l'unisson, ils arrivèrent au sommet de la colline et s'assirent dans l'herbe fraîche.

    -Parle moi de toi, Anthony, commença la brunette. De ton père, de ta mère...

    -Je n'ai pas de père. Il y a l'homme qui m'a créé, qui est parti dès qu'il a posé les yeux sur moi, qui a abandonné ma mère. Mais il n'y a pas de père.

     Les poings et les dents serrés, il tremblait de tout son corps, et ses yeux s'étaient légèrement assombris. Son ton était devenu dur comme de la roche, tranchant comme un sabre aiguisé. Ses émotions le rendaient tellement plus grand, plus puissant, plus... humain.

    -Qu'est-ce que je ressens ?

    -Qu'est-ce que tu as envie de faire ?

    -De taper dans un arbre, répondit-il froidement.

    -Tu es en colère.

     Et dès qu'il entendit un mot posé sur ce qu'il ressentait, cela sembla s'apaiser soudainement, et laisser place à une vague inquiétude mêlée à de la déception.

    -C'est ça la colère ? C'est désagréable. Je ne veux pas parler de lui. Je veux des sentiments positifs. Fais moi rire, Emy... supplia-t-il avec une tête d'enfant boudeur.

     Elle lui raconta quelques blagues, le chatouilla légèrement, et il sembla satisfait et soulagé. Alors, il recommença à parler de lui, de son enfance qui aurait pu être difficile, s'il avait eu des sentiments. Il aurait eu la peur qu'on découvre son horloge, la tristesse de l'isolement... Mais les choses avaient été si simples pour lui. Il avait des facilités à étudier, à s'adapter. Il avait donc grandi tellement protégé, dans sa bulle, conscient de centaines de choses autour de lui, de l'amour d'Henriette qu'il ne partageait pas, du mouvement des nuages poussés par le vent, de la diversité des autres et de la complexité du monde. 


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique