• Et c'est parce qu'il la regardait s'éloigner avec fascination qu'il ne réalisa pas immédiatement : tic, tac, tic, tac, l'horloge s'était activée. Il aurait du être surpris, car on lui avait appris que c'était l'émotion adaptée quand une situation inattendue se produisait, mais il se contenta de marcher à pas réguliers jusqu'à chez lui.

    -Maman, appela-t-il en ouvrant la porte, t'es là ?

    -Oui, mon trésor. 

    -Je suis tombé en allant à la boulangerie ce matin, et je me suis fait mal.

    -Tu veux dire que... Tu t'es blessé ? 

    -Oui, mais aujourd'hui ce n'est pas pareil. Aujourd'hui ça me dérange beaucoup...

     

     De sa voix encore fluette et cependant impassible, il lui raconta les événements, tandis qu'elle pansait sa main. Et tic, tac, l'aiguille avançait, cran par cran. Pourtant, alors qu'il racontait son histoire et que de longues minutes s'étaient écoulées, seules les secondes défilaient en boucle. Sa mère décida d'enfouir son inquiétude au plus profond de son âme, et elle alla chercher une boîte dans la salle de bain. Cette boîte avait toujours été là, et l'enfant ne s'était jamais demandé pourquoi. Elle lui offrit et plongea ses yeux dans les siens. 

    -Une montre, mon ange. Pour expliquer le bruit de ton horloge... Ce que tu ressens s’appelle la douleur.

    -Mais maman, j'ai déjà « ressenti de la douleur » et ça ne ressemblait pas à ça !

    -Tu te souviens de la différence entre sensations et émotions ? Tu sais si c'est chaud, si c'est froid, si ça pique. La douleur que tu « ressentais » était une sensation. Maintenant, tu as aussi l'émotion. Tu comprends ?

    -Je crois que oui. Mais pourquoi est-ce que je ressens maintenant, alors qu'avant, non ? Est-ce que je vais avoir le droit à toutes les émotions maintenant ?

     Il y avait quelque chose de différent dans sa voix cette fois : une pointe d'autre chose que sa froideur habituelle. Pour la première fois de sa vie, le garçon semblait attendre quelque chose, il semblait vouloir.

    -Laissons le temps faire, d'accord ?

     Elle le prit délicatement dans ses bras et le serra contre elle. Elle ne laissa couler qu'une larme, et il la sentit, alors il se serra un peu plus près d'elle pour la réconforter. Il ne l'aimait pas, parce qu'il n'en était pas capable, mais il la respectait énormément, et il savait qu'elle le protégerait toujours. 

     ~Un garçon et sa mère s'enlacent.~

     


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  • Un garçon, une fille, deux vies, deux fils qui s'emmêlent, puis s'écartent. Ils  s'étaient croisés dans la rue, leur yeux s'étaient accrochés. Elle, Emy, portait une robe. La robe bleue, celle qui était légère comme un nuage. Et sur sa clavicule courrait une gourmette fine, où son nom brillait en lettres d'or. Il en fut marqué, et cela peut-être parce que c'était une des premières inconnues qui se rendaient dans son petit village isolé. Ses jambes épaisses, étaient bronzées, comme si elle passait régulièrement de longues heures au soleil. Ronde, elle avait un air doux. Il ne parvenait pas à déterminer s'il la trouvait jolie ou non, car rien ne lui permettait d'avoir un avis sur sa personne et cependant, son visage hantait son esprit tandis qu'il marchait vers la poste, puis allait à la boulangerie. Le bruit de ses pas dans la rue étaient les prémices du tic-tac qui serait bientôt son quotidien. La boulangère lui vendit une baguette encore chaude et croustillante, pile comme sa mère les aimait. En sortant, le  vent amena ses cheveux sombres et bouclés devant ses yeux. Il ne put donc pas la voir trébucher et lui tomber dessus. Elle laissa échapper un petit cri de surprise, qui se transforma en petit rire. Le corps du garçon l'avait protégé du trottoir. Mais, Anthony, lui, n'eut pas cette chance. Sa main se prit sur un caillou, et quelques gouttes de son sang perlèrent sur sa peau pâle. Mais quelque chose était différent. Il n'avait pas uniquement la sensation de douleur, cette fois, elle lui était désagréable. 

     Pour la première fois de sa vie, la conscience aiguë de la blessure lui était presque insupportable. Pourtant il se releva et aida la fillette à en faire de même. Elle s'excusa et s'enfuit en courant. Elle paraissait presque voler, et il n'aurait su dire si elle était une fille, ou un courant d'air. Et c'est parce qu'il la regardait s'éloigner avec fascination qu'il ne réalisa pas immédiatement : tic, tac, tic, tac, l'horloge s'était activée.


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  • Ses sourires étaient les esclaves de son éducation, sa vie un tableau sans couleur, son cœur un cahier sans mot. N'ayant aucun intérêt pour la cruauté, il se montrait agréable et faisait toujours son possible pour aider les autres, mais cette absence de sentiments l'excluaient souvent des groupes d'individus, qui, s'ils le toléraient, ne recherchaient jamais activement sa présence. Les gens le considéraient généralement comme un robot, et pour cause, il agissait comme tel. En quelque sorte, le cavalier sans tête avait laissé sa place à l'humain sans cœur.

     Très peu de gens étaient au courant de l'origine de ce tic tac incessant. Sa mère, une femme chaleureuse et douce qui abreuvait son fils d'amour depuis seize ans maintenant sans rien recevoir en retour avait estimé que, moins de personnes seraient dans la confidence, plus Anthony pourrait vivre paisiblement sans subir les brimades, les moqueries. Elle était surtout effrayée à l'idée que des médecins décident de l'emmener loin d'elle pour étudier son petit garçon. A partir du moment où elle avait compris qu'il allait bien, qu'il survivrait, elle n'avait pas cherché à savoir d'où venait cette malformation. Il était la prunelle de ses yeux, la lumière de ses nuits les plus noires. Tant qu'il était en vie et en bonne santé, elle n'avait rien à demander à l'univers. Pour lui, elle aurait fait la guerre au monde entier. Pour le moment, elle se contentait de s'assurer que tout se déroulait, sinon pour le mieux, au moins dans un quotidien tranquille pour le jeune homme.

     Ainsi donc, Anthony ne ressentait rien. Pas le moindre semblant de sentiment. Jusqu'au jour où tout a basculé. C'était il y a huit ans de cela, jour pour jour. La rencontre entre deux êtres liés par le destin. Un garçon, une fille, deux vies, deux fils qui s'emmêlent, puis s'écartent.


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